69.

Carroll avait toujours pensé que Washington D. C. était le décor parfait pour un film de Hitchcock. C’était une ville si chic, au charme tranquille, mais où régnait pourtant une vraie paranoïa.

Sur le coup de neuf heures du matin, il s’extirpa d’un taxi bleu avec une aile cabossée sur la 10e Rue. Un crachin et un froid vif lui cinglèrent le visage. Carroll remonta le col de sa veste. Il plissa les yeux pour y voir plus clair dans l’épais brouillard matinal qui masquait la boîte de béton qu’était le bâtiment J. Edgar Hoover.

Une fois à l’intérieur, il trouva la procédure de sécurité à l’accueil inutilement lente et procédurière. L’esprit bureaucratique irritait Carroll au plus haut point. Les célèbres règles du Bureau fédéral et l’inefficacité qu’elles engendraient relevaient à ses yeux d’un sketch digne de l’émission Saturday Night Live.

Après plusieurs vérifications téléphoniques, on lui remit un badge électronique bleu arborant l’emblème officiel du FBI. Il passa la carte dans un portillon métallique et pénétra dans les locaux de l’institution sacrée.

Un agent fédéral du sexe féminin, une séduisante chercheuse du service d’analyse des données, l’attendait devant l’ascenseur, au quatrième étage. Elle était vêtue d’un tailleur pantalon et portait ses cheveux châtains en un chignon sévère.

— Bonjour, je suis Arch Carroll.

— Samantha Hawes. On ne m’appelle pas Sam. Ravie de faire votre connaissance. Si vous voulez bien me suivre. (Charmante mais efficace, elle commença à s’éloigner.) J’ai déjà rassemblé pas mal de dossiers pour vous. Quand vous m’avez dit ce que vous cherchiez, j’ai fait quelques heures supplémentaires. Ce que je vous ai mis de côté est issu du Pentagone et de nos dossiers classés secrets. Dans le court laps de temps dont je disposais, j’ai récupéré tout ce que je pouvais, concernant les hommes figurant sur vos listes. Je dois avouer que cela n’a pas été facile. J’ai retranscrit certaines informations à partir de fichiers déjà informatisés. Le reste, comme vous le confirme cette bonne odeur de renfermé, provient de très vieux dossiers.

Samantha Hawes fit entrer Carroll dans un box situé à côté d’une rangée silencieuse de photocopieuses en métal gris. Le bureau était entièrement couvert de piles de rapports.

Carroll contempla les gigantesques monceaux de dossiers et son cœur faillit s’arrêter. Tous les dossiers se ressemblaient. Comment était-il supposé découvrir une singularité dans ce colossal tas de paperasses ?

Il contourna le bureau et évalua la tâche qui l’attendait. Des analogies entre des hommes se cachaient dans ces chemises – les empreintes, les traces qu’ils laissaient ; les événements qu’ils avaient vécus pendant et après la guerre du Vietnam. Ces traces se recoupaient forcément quelque part, des rapprochements avaient été faits et des relations établies.

— J’en ai d’autres. Vous voulez les voir maintenant ? Ou est-ce que vous avez de quoi vous occuper avec ça pendant un moment ? demanda Samantha Hawes.

— Oh ! je crois que ça va largement me suffire pour l’instant. Pour l’année à venir, en fait. J’ignorais qu’on recueillait autant d’infos sur les gens, par ici.

Elle lui décocha un sourire et dit :

— Si vous voyiez votre dossier…

— Vous l’avez vu ?

— Vous me trouverez là-bas, dans les rayonnages. Vous n’avez qu’à beugler si vous avez besoin de plus de littérature divertissante, monsieur Carroll.

L’agent fédéral Hawes commença à pivoter sur elle-même puis se retourna subitement. Une jeune femme du Sud moderne, jolie, sûre d’elle, à l’élégance et aux manières typiquement… sudistes. Carroll ne put s’empêcher de penser qu’à une autre époque elle aurait été la jeune mère de deux ou trois enfants et aurait vécu enfermée chez elle, au fin fond de la Virginie. Elle se serait fait appeler Sam.

— Il y a autre chose, fit-elle. (Son expression était soudain sérieuse, perplexe même.) Je ne sais pas exactement ce que cela signifie. C’est peut-être juste moi qui… Bref, quand j’ai parcouru ces dossiers hier soir… j’ai eu le sentiment très net que quelqu’un avait farfouillé dans plusieurs d’entre eux…

Une alarme déplaisante retentit dans la tête de Carroll.

— Qui serait susceptible d’avoir fait ça ?

Samantha Hawes secoua la tête.

— Pas mal de gens ont accès à ces dossiers. Je l’ignore.

Qu’est-ce que vous entendez exactement par « farfouiller », Samantha ?

L’agent Hawes regarda Carroll droit dans les yeux.

— À mon avis, il manque des pièces dans certaines chemises.

Carroll tendit le bras et lui saisit délicatement le poignet. Cette révélation le stimulait parce qu’elle impliquait que certains dossiers différaient déjà des autres et se détachaient du lot.

Quelqu’un les avait consultés.

Quelqu’un avait vraisemblablement escamoté des documents dans ces dossiers.

Dans lesquels ? Et pour quelle raison ?

Il vit naître une étrange expression sur le visage de Samantha Hawes, comme si elle se posait soudain des questions sur la personnalité de l’homme peu conventionnel qui se dressait devant elle.

— Est-ce que vous vous rappelez les dossiers concernés ?

— Absolument. Je vous les ai mis de côté.

Elle se rendit jusqu’au bureau et saisit une petite pile qu’elle revint déposer devant Carroll.

Il jeta un rapide coup d’œil aux noms sur les couvertures.

Barreiro, Joseph.

Doud, Michael.

Freedman, Harold Lee.

Melindez, Pauly.

Hudson, David.

— Ils ont quelque chose d’autre en commun ? demanda-t-il.

— D’après les fichiers, ils ont servi ensemble au Vietnam. Ce qui constitue déjà une bonne raison de s’y intéresser, non ?

Carroll s’assit. Il s’attendait tout de même encore à repartir de Washington les mains vides, prévoyant que l’espoir qu’il éprouvait dans l’immédiat se révélerait n’être rien d’autre qu’une fausse alerte. Cinq hommes étaient répertoriés par le FBI comme « éléments subversifs » – une formule plus ou moins dénuée de sens, tout au moins sur la base des critères du FBI.

Il compara leurs noms avec ceux inscrits sur ses propres listes et il sentit son cœur cogner dans sa poitrine.

Barreiro et Doud avaient été des experts en explosifs de l’armée.

David Hudson était un ancien colonel qui, selon le bref topo imprimé par Caitlin, s’était spécialisé dans l’organisation d’associations d’anciens combattants et avait milité pour leurs droits après la guerre du Vietnam.

Cinq hommes qui avaient servi ensemble pendant la guerre.

Cinq hommes qui méritaient de figurer dans les dossiers du FBI.

Il retira sa veste ainsi que la cravate qu’il avait mise spécialement pour ce déplacement à Washington.

Il commença à lire le dossier du colonel Hudson.

Vendredi Noir
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